Archives de catégorie : Pense bête

Le nez

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Ça commencera par là, par le nez, par le pif. Pas d’écouteurs pour lui, de paupières pour le clore, pas de dents à serrer pour qu’il puisse éviter tout le désagréable, pas de mains dans les poches pour rester entre soi. Le nez attrapera tout, il suffit de l’écouter, même s’il n’a pas les mots. Il a les mots des choses, pas les mots des odeurs comme les yeux, les veinards, ont les mots des couleurs, des formes et des valeurs. Maintenant qu’on est humains et qu’on se tient debout, on l’a bien éloigné de ce qu’il doit sentir, on lui fait la vie dure, on le délaisse un peu, au pays du bitume on l’accuserait même d’être une porte d’entrée pour les toxicités qu’on a déposées là. Pourtant parfois le nez nous dit encore le monde, à sa manière sans mots il nous dit d’aller voir de plus près sous les feuilles, gratter au pied des arbres pour voir les champignons, il nous dit que juste là, on a posé le pied sur une touffe de thym et que la belle feuille verte est celle de l’ail des ours et non pas du muguet. Il nous dira aussi qu’une bête a dormi là, les yeux confirmeront qu’elle a gratté la terre, enlevé toutes les feuilles, les brindilles et les pierres pour retrouver l’humus quand nous autres humains, accumulons les couches, de litières, de matelas, pour nous en isoler, malgré les sons qui disent les liens forts qui unissent, et humus et humain. Quand le jour se fera sombre, ce sera encore le nez qui nous dira le feu, sa fumée, son fumet, que là on trouvera chaleur et compagnie, et la marmite de soupe pour réchauffer l’hiver en attendant l’été et ses fleurs qui feront dire à l’humain que l’on reste, même à celui des villes, que c’est quand même bien que nous ayons gardé cet appendice, ce cap, au milieu de la figure, pour sentir les parfums frais comme des chairs d’enfants, doux comme des hautbois, verts comme des prairies

Lecture en cours : « L’Appel des odeurs », Ryoko Sekiguchi

Mer de nuages

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

La mer. Sans eau et sans maillot, sans pelle et sans seau, sans saut , sans sceaux, sans sot. Et puis la mer, la mère, l’amer et tous ces mots qui font famille de son, qui ne se distingueront q’une fois qu’on peut les lire ou à cause du contexte, de ce ou bien de ceux qui se trouvent autour d’eux. Alors ici bien sûr, préciser en détail que c’est mer de nuages, une mer pour les oiseaux, les petits comme les gros, les rapaces, les passereaux.
Dans une mer de nuages, ou dessous, ou dessus, parfois aussi dedans, on entendra le vol des couples de grands corbeaux qui battent l’air en chanson bien plus qu’en discrétion. On entendra le cri du pic vert qui s’envole, indigné et inquiet quand il est dérangé, qui bat trois fois des ailes puis qui fait la torpille, sûrement pour mieux plonger, dans cette mer de nuages. Et toujours sur les bords resteront les petits, les troglodytes mignons, les mésanges à tête noires, à têtes bleues, à têtes punks que la mer de nuages ne gênera nullement pour venir picorer les graines de tournesol qu’on a laissées pour elles. Quand on dit mer, juste mer, on pourrait se méprendre et vite croire qu’il n’y vit que poissons et baleines quand une mer de nuages abrite tant d’oiseaux. Alors pour tout savoir de ces différences là, rajouter des questions dans la liste déjà longue des Questions d’importances choisies par Claude Ponti ou juste pour le plaisir, sans risque de se tromper, partir avec Corto pour une petite ballade, dessus la mer salée

Tatouage

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Dans les forêts d’ici, il est loin d’être seul. Lui tient encore debout, fier et droit, presque altier malgré les coups de vent et la neige qui pèse, qui pose son poids d’hiver sur les branches les plus fines, jusqu’à les faire casser, à les forcer à rompre. Lors de la saison blanche, ils tombent plus rapidement et les insectes du sol font humus de leur bois le temps de quelques saisons. Lui tient encore debout. Son écorce, déjà, par endroits est tombée, tout autour de son pied au-dessus des racines, les parchemins bruns sombres racontent son histoire, sa vie depuis qu’il vit avec les scolytes. Ces insectes-là et lui, la rencontre vire au drame, au crime passionnel. Les écorces sur le sol sont couvertes de points, de traits et puis de courbes et de ronds minuscules autant que majuscules, tous disent la fatigue de l’arbre moribond, le trop chaud, le trop sec, le manque d’eau bien souvent et le trop d’eau parfois qui l’ont rendu si faible. Ce sont des mots d’insecte, dans un alphabet d’arbre, puisque c’est sous sa peau que se déplace la bête. Elle raconte son histoire, ses amours, ses enfants en sculptant sous l’écorce de sa tête de gouge. Elle hoche, elle dodeline, elle opine et découpe, des copeaux, des parcelles de la chair de l’arbre, du tendre de l’aubier, du bois de sa victime qu’elle jettera à ses pieds. Si le temps est clément et l’attaque raisonnable, l’arbre se remettra, l’insecte ira ailleurs, mais pour lui c’est trop tard, trop de coléoptères ont vu le jour sous sa peau, les temps étaient trop durs, les saisons trop étranges. Lui tient encore debout et son histoire sur lui, tatouée en langue d’arbre se lit comme un roman, comme l’histoire inventée, peut-être pas tant que ça, de ces derniers géants, contée par François Place

Patience

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Il fait froid. Il a fait froid toute la nuit, mais le petit jour qui vient pousse devant lui l’humide, cette peau un peu plus lourde qui fera la rosée, le givre et ses cristaux, le blanc, même sans la neige. Il n’y a pas de bascule, pas d’avant ni d’après, pas de couperet net. On est comme dans un sas ouvert de chaque côté, sans plafond ni plancher, sans aucun mur non plus. Une continuité qui va du sombre au clair, de la nuit jusqu’au jour. Il a suffi d’attendre. Mais sans résignation, sans penser à autre chose en soupirant très fort. Attendre avec patience, garder l’idée en tête, si proche de l’obsession, pour pouvoir profiter de chacune des étapes comme d’un instant unique, comme d’un instantané qui coulerait comme de l’eau, qu’on ne pourrait arrêter qu’en faisant une photo. Un présent continu, une attention flottante qui se laisserait aller, mais ferait quand même l’effort de rester en surface, ne pas se laisser couler. Une attention comme celle du félin affamé, qui reste sans bouger presque en éternité après avoir, quand même, vérifié plusieurs fois que dans ce terrier-là il n’y a qu’une sortie. Une attention qui serait celle du photographe qui attend immobile, une fois les réglages faits, que le nuage s’en aille, que la lumière se pose juste là où il faut et juste comme il faut, comme dans ses pensées. Une attention comme celle de qui voudrait écrire et cherche le mot juste dans tous les mots qui passent sans se laisser distraire, sans jamais se laisser entièrement détourner par tout ce dictionnaire qui vient vous tirailler, vous tirer par la manche pour vous faire dévier, vers le fade, le facile et choisir finalement un synonyme banal qui tiédirait le texte quand il mériterait bien une attente attentive, toute notre patience pour écrire comme il faut, juste le mot qu’il faut