Archives de catégorie : En passant

Voir la mer

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Trégon, Bretagne, janvier 2024

Si tu étais oiseau, tu l’aurais vue de loin. Ton regard sur la carte en aurait fait autant. Suivant l’heure de la mer ou bien l’heure de la terre, elle se serait détachée, bleu salé sur vert doux ou sur un brun feuilles mortes en fonction de la saison, suivant la météo, la dentelle fine des vagues ou la bave écumante des déferlantes avides. Et puis toujours laisser pour les mers à marées, la zone d’hésitation, l’estran gris qui s’ajuste, tantôt suivant le flot, regrettant le jusant ou s’amusant encore de ces deux prétendants qui se cherchent toujours sans jamais se rejoindre en amants contrariés par les forces d’attraction, comme sont lune et soleil. C’est alors que pour ceux qui viennent là juste pour voir toute l’affaire se complique. Voir la mer peut devenir un jeu de piste décevant pour peu que le temps du jour soit au gris plus qu’au bleu. Alors pour voir la mer il faut se fier aux signes, aux senteurs, aux odeurs, à l’iode dans l’air, à la vase, aux coquilles, à la lumière plus claire parce qu’elle vient de plus loin. Même quand on habite là et quand on y est né, que l’on soit jeune tige ou arbre centenaire, voir la mer reste encore quelque chose de spécial, une idée à voir loin, loin des gouffres et falaises, loin jusqu’à l’horizon. Une idée d’évasion

Paris la nuit

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Paris, décembre 2023

Ici, la nuit est bien loin d’être noire. Parfois, elle se demande même, si elle est encore nuit. Si elle est encore nuit, c’est juste par la pendule, par le calendrier, par les phares des voitures. La nuit ici sera celle des mots écrits en blanc sur un fond à peine sombre. Lumière des lampadaires, éclairage des boutiques, les bateaux sur la Seine enguirlandés de fête pour la fin de l’année. Le pinceau lumineux qui trace son arc de cercle depuis le haut sommet de la fière tour Eiffel. Les phares rouges, les phares blancs nous disent dans quel sens circulent les voitures sur la berge du fleuve. Aux fenêtres des immeubles, lumière ou pas lumière, présence ou pas présence dans les appartements, les fenêtres contiguës qui disent les voisins vivants à l’unisson ou les pièces bien trop grandes pour trop peu de personnes ou l’insatisfaction d’être ici plutôt que là, déplacement incessant de nos hésitations. Plus bas toutes les lumières soulignent le plus clair des écorces pâlottes, des branches dénudées délestées de leurs feuilles par l’automne passé et balayées depuis par tous les balayeurs chargés de faire le propre dans les vieilles habitudes des végétaux des villes qui voudraient simplement faire comme dans leurs forêts et attendre patiemment que les feuilles d’une année viennent se décomposer tout doucement, posément, pour aider à verdir le printemps qui viendra. Mais entre les hauts murs de nos villes modernes, le temps est différent tout comme la lumière, le contraste, les moiteurs et tout ce qui fait la vie du moindre végétal. Ils n’ont plus d’habitudes, de repères, de balises, ni d’histoires de famille, les arbres dans les villes sont des déracinés

De l’autre côté de la glace

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Cornillon, Beaufortain, décembre 2023

Transparente, invisible et tangible, vulnérable et éternelle. Ici, la glace est saisonnière. Elle est venue se poser sur les ailes des fougères, installée tranquillement sur la surface d’une flaque, à la faveur d’une pluie, du plus froid, du plus chaud, de la neige transformée. Entre gel et dégel, elle oscille et hésite du liquide au solide. Elle fait des vagues, des plis et des drapés savants en souvenir de la nuit, de son froid qui la fige, qui empêche le mouvement. Une vitre qui protège le dehors du dedans, le dedans du dehors. Qui empêche de toucher, de sentir les odeurs, mais n’empêche pas les yeux de passer la frontière d’aller voir chez les autres, pour un petit coup d’œil, indiscret à souhait. Coup d’œil un peu spécial, le regard est dévié, il ondule et se perd à travers la surface qui refuse le trop plat, le banal, l’insipide. La surface est joueuse, elle se sait éphémère, se moque des conséquences et les fougères se plient aux caprices du génie échappé de la lampe, au passage du miroir, voire à une longue glissade dans un terrier sans fin. Voir les fougères danser, étreindre les longues herbes, taquiner les aiguilles d’une branche de sapin, c’est se permettre enfin un petit pas de côté, se dire que l’on pourrait juste en tendant la main, toucher le bleu du ciel, attraper les nuages, les croquer à pleines dents comme une barbe à papa, s’évader en enfant qui est vraiment pirate et hurler à la lune comme ferait un prisonnier qui ne sort que le jour dans la cour des promenades jusqu’à en oublier que les étoiles existent

Avec Antonin Charbouillot, https://antonincharbouillot.com

Archives de la planète : le remorqueur

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.

D128. Image stéréoscopique, au large du port de New-York, un remorqueur, 21/11/1908.
Le musée départemental Albert-Kahn conserve les Archives de la Planète, un ensemble d'images fixes et animées, réalisé au début du XXe siècle, consacré à la diversité des peuples et des cultures.
Et c'est d'une richesse fantastique !

L’histoire du remorqueur s’étale sur deux images. Non pas une seule photo comme pour les autochromes, mais deux, en stéréoscopie : deux yeux, comme deux oreilles, stéréo tout autant. Pareil pour les narines, les mains, les pieds, les genoux et tout un tas d’autres choses. Symétrie et miroir, des choses qui vont par paire. Comme dans ces deux photos, celle de droite, celle de gauche, photos en noir et blanc, partir et revenir, ici et puis là-bas, devant et derrière, dedans et hors du champ de la photographie

Sur l’image de là-bas, les marins sont dedans. On ne voit personne dehors, et pourtant ils sont là puisque le bateau avance en laissant, bien visibles, un sillage sur la mer et de la fumée dans le ciel. Ils sont à la passerelle, au repos dans le carré ou bien à la machine comme tu étais toi-même, en haut à la passerelle, au repos dans le carré ou bien à la machine, dans les ports par ici, à Saint-Malo, au Havre, et même presque à Saint-Pierre. À Saint-Pierre, tu aurais eu encore plus de brume que sur la photo de New-York, autant de brume que sur les bancs, à la grande pêche à Terre-Neuve. Brume et brouillards des bancs, nuages gluants, rampants, sans hauteur, sans légèreté. Du fantôme malveillant, poisseux et détestable. Le brouillard de New-York, en novembre 1908, tu l’imagines aussi tout gluant et rampant, mais en plus, tu le sens sale. Sordide, crasseux, crado. Crachats d’usines et de cheminées, des rots de mégapole, haleine chargée, fétide, effluve de trop grande ville. On ne voit pas la ville mais tu sens son odeur.

À voir toutes ces fumées, tu sais ce sentiment de vouloir quitter le brouillard et de laisser flotter, au milieu de tes idées, la toute prochaine escale ou bien le port d’attache du bateau que tu as mené vers le grand large, ce bateau que tu remorques comme on donnerait la main à un enfant pataud qui ne saurait pas encore se déplacer tout seul. Des noms de ports exotiques, de ceux qui font rêver et choisir ce métier, des ports loin et très loin, dans un autre pays, dans un autre hémisphère, une autre dimension, dans les anciens grimoires des romans d’aventure. Des ports écrits en noir sur une carte plus bleue. Valparaiso, Shangaï, Calcutta, ou Tanger, Pondichéry, Vladivostok, Hambourg, et tous les autres. Destinations absentes des cartes du bateau, quand toutes les cartes du bord commencent par abords. Les abords des grands ports comme voyages avortés. Destinations lointaines perdues dans la fumée, quelle que soit cette fumée, des vapeurs du charbon, comme celles du diesel.

Le brouillard et les cartes ça reste le problème de ceux de la passerelle. À l’étage d’en dessous, ça sent déjà la soupe, un peu aussi l’huile chaude parce qu’est restée ouverte la porte de la descente pour aller aux machines. Les odeurs se mélangent, elles font une signature qui marque chaque bateau, chacun des équipages des remorqueurs du port. Les bottes des matelots, les vestes mouillées qui sèchent, la cuisine épicée ou plus traditionnelle de chacun des cuistots.

Après l’étage d’en dessous, tu ne voudras plus descendre, la machine c’est l’enfer, tu protèges tes oreilles. Comment on faisait avant pour se garder du bruit, des bouloches de coton ? ou d’autres trucs de grand-mère ? Ou ils étaient juste sourds et puis c’était comme ça, rien de plus à en dire, conséquences regrettables de ces belles industries qui donnent du travail alors on ne se plaint pas. Quand on voulait parler, même en hurlant très fort, on ne s’entendait pas. On se faisait des signes, on se touchait l’épaule, on parlait en mimant, en faisant les gestes dans l’air. On parlait sans les mots. D’ailleurs on continue à se parler par les mains dès qu’on est aux machines. 

Tu les vois sans les voir, les absents du bateau, tu les sens qui sont là dans la marche en avant, dans le sillage sur l’eau, la fumée dans les airs, tes semblables, tes frères qui font le métier de la mer. Et tu es un peu triste que cet opérateur, pourtant chauffeur lui-même ait choisi de les montrer rentrant sagement au port et encore plus qu’il ait choisi pour la photo un point de vue élevé qui les regarde de haut, les absents du bateau, de ces petits rats des bassins qui tournent et qui virevoltent sur le parquet salé

Texte écrit lors de l’atelier d’écriture organisé par l’association Lectures plurielles avec Hélène Gaudy, le 9 décembre 2023, Villa Caramagne, Chambéry
Pour une balade dans les Archives de la planète : https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr. Et pour ceux qui le peuvent, une visite à ne pas manquer !

Les autochromes d’Albert Kahn

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Boulogne-Billancourt, Hauts-de-Seine, octobre 2023

Le musée Albert Kahn est au bout de la ligne de métro et c’est déjà un signe : au-delà de la dernière station, commence un autre monde. L’entrée est facile à trouver : vigile en uniforme, fouille, détecteur, piqure d’actualité. Et puis, une fois passée l’entrée, piqure de monde. À commencer par l’architecture, mélange d’espace et de temps, bâtiment moderne qui japonise dès la sortie du métro juste à côté des murs de briques pour accueillir les « Archives de la Planète » et les jardins qui les complètent. L’exposition permanente, ce sont les autochromes, tout un mur de ces images, uniques par nature, un mille-feuille de verre, émulsion sensible à la lumière, fécule de pomme de terre colorée de vert, violet et orangé, vernis, mais surtout, une couche de génie, celui des frères Lumière, qui ont mis au point le procédé, il y a cent vingt ans. Les murs sont noirs, juste percés par la lumière des autochromes. Portraits, paysages, constructions, groupes qui posent en habits traditionnels, des ruines et des soldats aussi puisque les images ont été faites entre 1909 et 1931. Des rues, des maisons, des bâtiments isolés, monuments, mosquées, temples, églises, ponts, familles ou groupes d’humains dont on ne saura rien d’autre que cette image en couleurs, un regard, une attitude, une façon de poser, de se poser où on est, pour beaucoup sûrement, où on est né. Inventaire émouvant, ne garder qu’une image, une seule image unique d’un temps, d’un espace, d’une histoire éteinte, passée dans la lumière immobile des quelques secondes du temps de pose, et retenus dans la lumière immobile sur les murs de cette chambre noire. Ici, les gens parlent à voix basse, émotion et respect. Le nombre, le sombre, le projet impressionne, Archives de la Planète, inventaire et invention mêlé•e•s, permettre à tous de voir, et un peu de savoir, là où leurs yeux à eux, n’iraient jamais y voir, là où nos yeux à nous n’iront jamais y voir. Restent les autochromes, pour que ce monde des autres devienne un peu le nôtre

Codicille :
C’est arrivé comme un alignement. Le bon endroit, le bon moment, les liens qui vont si bien ensemble et qui pointent tous ensemble vers ce qui touche au cœur. Merci à François Bon et Hélène Gaudy pour les rencontres, à D. pour la bonne idée et à C. pour la visite partagée

Les dessous chics

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Queige, Beaufortain, octobre 2023

C’est une plume du dessous, une plume débraillée, mal peignée et un peu chiffonnée, une plume de matin du lendemain. Un dessous chic de bête à plumes. Douceur soyeuse, texture de dentelle qui laisserait voir sans rien dévoiler du tout, transparence et élégance. Un dessous chic. Une de ces précieuses plumes que l’oiseau délicat garde contre sa peau pour se tenir au chaud, qu’il dépose dans son nid pour accueillir ses œufs, une de ces plumes qu’humains, on met dans nos duvets pour nous réchauffer le corps. Voila, du duvet. Une plume qu’on ne dévoile pas, une pudeur d’intérieur, une pudeur de sentiments, outrageusement décoiffée et toute ébouriffée. Et puis un doigt qui glisse, ça passe du i au o, la faute à Azerty, sur les claviers français, passer du chic au choc, pour une histoire plus triste et moins voluptueuse, il suffit de l’écrire au coin d’une autre touche, il suffit d’un poids plume pour changer toute l’histoire. Suivant ce qu’on a vu, ce qu’on a entendu, les gens qu’on vient de voir, ceux qui nous ont parlé ou bien ceux qu’on a lu. C’est celle qui écrit qui choisit la couleur, qui change le i en o ou bien qui n’y change rien. Et le sort de l’oiseau dépend de presque rien, d’une humeur chagrinée ou des plus enjouées, c’est celle qui écrit qui décide vie ou mort, le sort des personnages dépend parfois de peu. Le destin d’un oiseau ou bien d’un personnage qui bascule d’un coup de plume ou d’une faute de frappe. Ils ne sont pas toujours chics, les dessous de l’écriture

Prendre les eaux

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Cauterets, Pyrénées, septembre 2023

Ici, depuis longtemps, on vient prendre les eaux. On y venait déjà en longue robe et chapeau, redingote et capeline, une ombrelle à la main. Il n’est ici question ni de perdre les eaux, ni même de prendre l’eau, mais de prendre les eaux. Écrire précisément, sans erreur, omission, sans faute d’orthographe sous peine de faute de style, de contre et de faux sens. De qui pro quo gênant. Attention à choisir juste l’eau qu’il vous faut, car elles ne sont pas toutes à mettre dans le même panier. L’eau qui descend d’en haut apporte ici la vie, voire même plusieurs vies. Elle fait vivre les plantes, comme c’est le cas ailleurs, mais ici, spécialement, s’il est question d’humains, elle redonne le mouvement. Elle est le mouvement. Celui des gens qui viennent pour y prendre les eaux, celui des gens qui viennent pour admirer les gouttes qui jouent dans le soleil à se faire briller, à dévier la lumière, le regard des promeneurs, à faire des arcs en ciel. Les cailloux sous son cours sont usés et polis, arrondis et cambrés. Dévier le cours de l’eau, creuser le cours des chutes, inventer des embruns pour voir revivre les gouttes et leur unicité où il n’y a plus que flot, foule, marée, multitude. Quand chaque individu vit ici la montagne comme il en a envie, en randonnée tranquille, en bain thérapeutique ou en ski de couloir. Les chutes d’eau font l’éloge de cette diversité, eau encore transparente, flots ourlés de tumulte, embruns ou gouttelettes légères comme du brouillard, l’eau change de texture comme change de couleur et de physionomie le visage de celui qui aurait bien compris une expression toute faite qu’on aurait mal écrite

Neige !

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Queige, Beaufortain, septembre 2023

Neige ! Neige ! On s’exclame, on s’écrie quand on voit du nouveau, et même encore plus, du nouveau qu’on attend. On crie encore plus fort quand on attend longtemps. Crier, Neige ! Comme on a crié, Terre ! En découvrant une île, en arrivant chez ceux qui vivent depuis toujours sur ce morceau de terre et qui rentrent chez eux après la pêche du jour sans jamais crier, Terre ! Crier, Neige !ce jour-là parce qu’elle est nouvelle, blanc posé sur le vert, et non pas blanc sur blanc, on ne criera plus neige quand il faudra encore déneiger le chemin pour sortir de chez soi et qu’on attend déjà depuis un bon moment que revienne le printemps. Pour l’instant c’est nouveau, ce blanc sur les sommets, c’est joli, c’est tout neuf, ça nous change la vue. On la sentait venir la blancheur de l’hiver, aux bêtises des enfants dans la cour de récré, sensibles au temps qu’il fait autant qu’au temps qui passe quand viennent les vacances. Le temps passe et repasse suivant qu’on parle des jours ou des nuages hauts qui déposent le blanc. Un même nom pour deux choses, on pourrait s’y tromper si on parlait trop vite sans donner le contexte. Alors vite on compare les dates des premières neiges dans les années d’avant pour mêler temps et temps. Toutes ces heures pareilles, toutes d’autant de secondes et autant de minutes, mais pas la même taille et pas la même place dans nos souvenirs à nous et dans nos vies à nous. L’étonnement du contraste, l’importance du contexte c’est sûrement pour ça que le temps et le temps portent le même mot, qu’ils vont si bien ensemble, qu’ils ne vont bien qu’ensemble, car quand l’un tourne en rond l’autre déplie son long

Le chemin du curé

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Chemin du curé, Hameau de la Gittaz, Beaufortain, septembre 2023

Un pied, l’autre pied, un pied, l’autre pied. Répétition, oscillation, en pendule de nous-même, y revenir toujours, comme dans un jeu d’enfant. Pas si simple pour l’enfant que d’apprendre à marcher, mais on oublie tout ça et on marche depuis, en oubliant qu’on marche. On oublie facilement tout ce qu’il y a dans chaque pas, l’équilibre sans les mains, juste avec les oreilles, les chevilles et les genoux qui savent toujours bien mieux que tout le reste du corps si le chemin va monter, si il faut se plier, se poser en douceur ou si on peut s’y fier. Souvent c’est le talon qui s’y colle en premier, un peu à l’extérieur, un peu à l’intérieur ou bien juste au milieu. Se poser en oiseau ou comme un lourd marteau, nos pieds savent nos fatigues, nos instabilités, nos errances sans buts, nos hâtes déterminées. Le goudron et le plat seraient presque une insulte à leur intelligence, eux qui savent, en douceur et en délicatesse, choisir l’endroit parfait, juste sur cette petite pierre ou entre les racines trouver le bon appui, celui qui nous permet de soulager l’autre pied, pour qu’il trouve lui aussi, une place au soutien fiable qui assurera l’étape et permettra d’aller encore un peu plus loin. Nos pieds savent tant de choses que notre tête ignore, ils n’ont pas besoin d’elle pour nous faire aller loin et permettre aux pensées, si confuses quand elles viennent toujours au même endroit et puis du même endroit dans le manque de mouvement, d’enfin trouver leur place et de s’épanouir. Pour cueillir les idées et en faire des bouquets, une des plus belles façons reste encore et de loin, d’écrire avec les pieds

Au lecteur inconnu

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Tourbière des Saisies, Beaufortain, août 2023

Le passant inconnu qui passerait, trop rêveur et reclus dans sa tête, penserait vite que l’arbre est juste un arbre mort. Ne voir que les branches pâles, mélancoliques et nues quand les autres sont couvertes de vert et puis de feuilles, ne voir que le sec décharné du squelette en arêtes saillantes serait se contenter de l’extérieur des choses. Un souffle de passage, une plainte sans griefs. Ce serait ne se fier qu’aux seules apparences. Plus de sève, plus d’écorce, une ombre un peu plus mince étendue sur le sol. Mais tout ce qui demeure de l’arbre réduit en bois, d’autres s’en empareront pour en faire leur domaine, leur royaume bien à eux. Commencer par le haut, par exemple les oiseaux. Perchoir, nichoir, reposoir. Et les insectes aussi. Ceux qu’on attendrait là et puis les insolites qu’on attendrait ailleurs, il y aurait de la place pour tous ceux qui viendraient un moment tranquillement tirer les fibres de l’arbre comme on tourne les pages d’un bouquin déniché au milieu d’un tas d’autres qui ne lui ressemblent pas. Un livre qui serait écrit pour d’autres lecteurs que nous ou bien d’un autre temps ou bien d’un autre vent. Avec une autre idée de ce que les choses doivent être et puis de ce qu’elles sont. Soit des idées d’hier ou des idées d’ailleurs ou des idées bizarres, des idées d’apparences. Des idées qu’on ne met pas dans une lettre qu’on écrit à quelqu’un qu’on connait, à qui on dit tout bas que ce qu’on a en commun c’est important pour nous, que ça nous tient ensemble et que ça nous tient chaud. Du lecteur inconnu on a aucune idée de ce qui lui tient chaud. Nécessité, caprice, envie ou bien besoin, on ne serait pas d’accord sur beaucoup de ces choses, de l’incompréhension ou des mal entendus on en aurait sûrement, parfois plus parfois trop, ce serait la faute aux mots quand même aussi un peu, eux qui disent l’arbre mort quand y piaillent les oiseaux. Mais il y aurait peut-être un nuage de commun, ou plus sombre ou plus blanc, sur lequel en fin de compte, certains pourraient s’asseoir. Pari toujours osé de la publication, d’écrire une lettre trop longue destinée à quelqu’un que l’on ne connait pas

Merci à Antonin Crenn pour l’idée de la chute !