Archives par mot-clé : Paris

Paris la nuit

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Paris, décembre 2023

Ici, la nuit est bien loin d’être noire. Parfois, elle se demande même, si elle est encore nuit. Si elle est encore nuit, c’est juste par la pendule, par le calendrier, par les phares des voitures. La nuit ici sera celle des mots écrits en blanc sur un fond à peine sombre. Lumière des lampadaires, éclairage des boutiques, les bateaux sur la Seine enguirlandés de fête pour la fin de l’année. Le pinceau lumineux qui trace son arc de cercle depuis le haut sommet de la fière tour Eiffel. Les phares rouges, les phares blancs nous disent dans quel sens circulent les voitures sur la berge du fleuve. Aux fenêtres des immeubles, lumière ou pas lumière, présence ou pas présence dans les appartements, les fenêtres contiguës qui disent les voisins vivants à l’unisson ou les pièces bien trop grandes pour trop peu de personnes ou l’insatisfaction d’être ici plutôt que là, déplacement incessant de nos hésitations. Plus bas toutes les lumières soulignent le plus clair des écorces pâlottes, des branches dénudées délestées de leurs feuilles par l’automne passé et balayées depuis par tous les balayeurs chargés de faire le propre dans les vieilles habitudes des végétaux des villes qui voudraient simplement faire comme dans leurs forêts et attendre patiemment que les feuilles d’une année viennent se décomposer tout doucement, posément, pour aider à verdir le printemps qui viendra. Mais entre les hauts murs de nos villes modernes, le temps est différent tout comme la lumière, le contraste, les moiteurs et tout ce qui fait la vie du moindre végétal. Ils n’ont plus d’habitudes, de repères, de balises, ni d’histoires de famille, les arbres dans les villes sont des déracinés

Les autochromes d’Albert Kahn

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Boulogne-Billancourt, Hauts-de-Seine, octobre 2023

Le musée Albert Kahn est au bout de la ligne de métro et c’est déjà un signe : au-delà de la dernière station, commence un autre monde. L’entrée est facile à trouver : vigile en uniforme, fouille, détecteur, piqure d’actualité. Et puis, une fois passée l’entrée, piqure de monde. À commencer par l’architecture, mélange d’espace et de temps, bâtiment moderne qui japonise dès la sortie du métro juste à côté des murs de briques pour accueillir les « Archives de la Planète » et les jardins qui les complètent. L’exposition permanente, ce sont les autochromes, tout un mur de ces images, uniques par nature, un mille-feuille de verre, émulsion sensible à la lumière, fécule de pomme de terre colorée de vert, violet et orangé, vernis, mais surtout, une couche de génie, celui des frères Lumière, qui ont mis au point le procédé, il y a cent vingt ans. Les murs sont noirs, juste percés par la lumière des autochromes. Portraits, paysages, constructions, groupes qui posent en habits traditionnels, des ruines et des soldats aussi puisque les images ont été faites entre 1909 et 1931. Des rues, des maisons, des bâtiments isolés, monuments, mosquées, temples, églises, ponts, familles ou groupes d’humains dont on ne saura rien d’autre que cette image en couleurs, un regard, une attitude, une façon de poser, de se poser où on est, pour beaucoup sûrement, où on est né. Inventaire émouvant, ne garder qu’une image, une seule image unique d’un temps, d’un espace, d’une histoire éteinte, passée dans la lumière immobile des quelques secondes du temps de pose, et retenus dans la lumière immobile sur les murs de cette chambre noire. Ici, les gens parlent à voix basse, émotion et respect. Le nombre, le sombre, le projet impressionne, Archives de la Planète, inventaire et invention mêlé•e•s, permettre à tous de voir, et un peu de savoir, là où leurs yeux à eux, n’iraient jamais y voir, là où nos yeux à nous n’iront jamais y voir. Restent les autochromes, pour que ce monde des autres devienne un peu le nôtre

Codicille :
C’est arrivé comme un alignement. Le bon endroit, le bon moment, les liens qui vont si bien ensemble et qui pointent tous ensemble vers ce qui touche au cœur. Merci à François Bon et Hélène Gaudy pour les rencontres, à D. pour la bonne idée et à C. pour la visite partagée

Lisez-leur des histoires !

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu, Paris, juin 2023

Ils sont assis l’un très près de l’autre sur un canapé rouge, un des sièges disponibles dans la grande salle ovale, Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu, Paris. Livres rares, livres en nombres, classiques, historiques, de partout, mais aussi livres pour tous. En entrant, sur la droite, albums illustrés. « 2 à 6 ans » dit l’étiquette collée sur les bacs à côté des fauteuils. Eux ont plus de six ans. Cheveux brun-gris pour lui, cheveux blond-gris pour elle, têtes penchées l’une vers l’autre. Elle a calé son épaule à elle sous son épaule à lui, il l’entoure de son bras. Ils ont choisi un album et le lisent à deux. Le livre est grand ouvert sur leurs quatre genoux. On pourrait presque lire l’histoire sur leurs visages. Surprise, étonnement, amusement, tristesse, angoisse et soulagement. Ils gardent pourtant tous deux le regard sur les pages, concentrés sur les mots comme sur les images, absorbés, captivés. Même sans savoir le titre, on sait tout de l’intrigue à chaque nouvelle page, front plissé d’inquiétude quand ça se corse un peu, ou bien soulagement pour une solution proche, un très léger sourire quand c’est attendrissant ou quatre belles fossettes quand c’est plus rigolo. Retourner en enfance, pensées pour un petit nouveau dans la famille, ils étaient juste beaux du bonheur de l’histoire, de ces histoires écrites pour les petits enfants, des histoires souvent simples, pas pour autant simplettes quand on y regarde mieux et qui embarquent encore quand on ne se retranche pas, barricadé derrière des barrières qui nous privent des délices des histoires, quelle que soit l’étiquette

Canal Saint-Martin

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Écluse du canal Saint-Martin, Paris, juin 2023

Écluse, écluser, éclusons. Un bassin, deux portes, amont et aval. Faire entrer l’eau d’un côté, la laisser ressortir de l’autre, fermer ici et ouvrir là pour que les bateaux puissent monter ou descendre la rivière sans avoir à monter ou descendre le courant. Prendre de l’altitude ou au contraire en perdre, par la seule force de l’eau et de l’ingéniosité d’ingénieux du passé. Rivière domptée enfermée, corsetée. Elle coule dans un lit qu’elle ne s’est pas choisi, même si elle coule encore, elle coule canalisée. Couler domptée est-ce toujours couler ou juste s’écouler ? Spectatrice de son cours sans pouvoir être actrice. Restent quelques oiseaux à voler tout autour. On ne les entend pas au milieu des voitures mais on les voit voler, où on ne peut pas marcher, où on ne peut pas nager parce que c’est dessiné sur la berge en béton et barré d’un trait rouge. Interdit de ceci, interdit de cela, de ces écluses de ville ne garder que de l’eau, se concentrer sur l’eau et sur le bruit de l’eau, sur les reflets de l’eau, sur tout ce que l’eau nous dit, oublier sa couleur, oublier son odeur. Se laisser transporter, partir en goutte à goutte, repartir de la source, de sa transparence pure qui se faufile sous la mousse, espiègle et opiniâtre, de ses bonds de chamois sur des pierres de torrents, de ses siestes lascives au milieu des fines herbes et des sabots de vaches, voir comme apprentissage de ce qu’elle ne veut pas, ce passage par la ville, ses voitures, ses immeubles, ses gens indifférents qui la regardent en cage comme dans un zoo, ronger ses portes d’écluse et sa mélancolie. Heureusement à la fin dans la vie de toute goutte viendra la grande mer, ses vagues et ses grands fonds, et ses lieux de légende beaux d’être inaccessibles, le maelström de Poe , les roches Douvres de Hugo ou bien l’île au trésor de R. L. Stevenson. À force d’écluser les rêves des passants, les eaux un temps soumises du canal Saint-Martin feront sûrement un jour des graines d’océan

Comme disait Hegel

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Balade parisienne, août 2022

Square Gabriel Pierne, Paris, août 2022

Ils sont trois, ils dissertent, discutent et se disputent un beau savoir tout neuf, un savoir d’école, de lecture, de papier, un nom qui revient tout le temps, Hegel. Pas question du dernier film, du resto d’hier soir, des vacances dans la tente, du soleil qui vous réchauffe le matin et arrête le temps, le temps pour lui de se lever tout rond juste aux-dessus des crêtes. Ce sont des discutions de têtes. L’un d’eux s’est assis par terre pour mieux voir celle et celui avec qui il parle, leur visages, leurs expressions, les gestes de leurs mains, la tête qui se penche, le coin de lèvres qui s’étire ou ce sourire qui monte. Parce que les discussions de l’esprit passent aussi par le corps. Les mots ne sortent pas comme ça, ils sont accompagnés par la bouche, par les lèvres, le cou et tous le muscles du visage, les paupières qui cachent un peu les yeux ou les dévoilent bien grand. Sans parler du corps tout entier, de ce pied qui s’agace dans la poussière du square, des mains évidemment, de cet index sûr de lui, du buste qui se penche pour mieux aller de l’avant dans cette discussion, de la main qui passe dans les cheveux et de la tête qui se tourne pour regarder ailleurs ou pour fournir à celui qui parle, son oreille la meilleure. Leurs yeux, leurs regards jouent dans un triangle. Ils sont trois, concentrés sur Hegel, ce qu’il a écrit, ce qu’ils ont lu, ce qu’on leur en a dit. Hors de leur triangle, il n’existe plus rien, dans le monde de leurs corps, il n’y a plus qu’eux, trois et encore pas vraiment. Ce qui prends toute la place, c’est le son de leurs voix, les idées qu’elles transportent et puis le son des mots et le sens qu’ils leur donnent. Il n’y a plus que ça. Aucun d’entre eux ne porte la plus petite attention au monsieur assis là sur sa chaise de parc posée sur les pavés. Il est un peu plus loin, exclu évidemment, du cercle qui regroupe leurs bouches et leurs oreilles, leurs cerveaux qui s’échauffent. À l’ombre sous les arbres qui câlinent la rencontre, il les écoute parler, disserter et débattre. Il ne fait qu’écouter, éloigné physiquement il n’est pas parmi eux et profite simplement des gouttelettes qui retombent projetées dans les airs par leurs trois jets de mots. Fontaines philosophiques, lui boira de votre eau

Les larmes du guetteur

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Balade parisienne, août 2022

Square du Vert Galant sur l’île de la cité, vu depuis le Pont des Arts, août 2022

L’extrémité de l’île de la cité est toute effilée, un coin de terre planté dans l’eau de la Seine. Pas assez de place pour une maison, ses murs, portes, fenêtres et balcons. Pas assez de place, les bipèdes ne savent pas se contenter d’une fissure pour y planter leurs racines, il leur faut du grand, du solide, des fondations. Ce bout d’île est un recoin laissé à la nature, un peu par dépit sûrement, un square triangulaire, le square du Vert Galant, un nom plein de promesses, et son saule pleureur, un nom plein de tristesses. Sans savoir qui était là le premier du square ou du saule, on imagine. Ses feuilles et ses branches tombantes cachent la taille de son tronc, ses rides, son âge. Depuis le Pont des Arts on n’y voit que du vert. Alors on imagine qu’il est là depuis le toujours de la ville, on imagine ce que ses branches ont abrité de bonheurs galants à cacher, ce qu’elles ont consolé de peines et de malheurs, à cacher bien souvent. On imagine tout ce que ses branches ont vu passer dans l’eau qui file comme le temps et lui raconte en passant l’histoire de cette île, de l’île de la Cité dont il est le guetteur, un historien muet qui sait tout, ne dit rien, nous laisse imaginer, toute la petite histoire, qui seule donnera vie à la grande, en l’abreuvant de ses larmes

Par dessus son épaule

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là

Place Louis Aragon, île Saint-Louis, Paris, août 2022

Depuis la place Louis Aragon sur l’île de la Cité, on voit la Seine en contrebas. L’eau coule doucement, elle peigne tranquillement les herbes de la rive de son passage paisible, leurs cheveux longs ondulent dans le vent du courant. Aujourd’hui il fait chaud, l’eau a une senteur d’eau qui ne courre pas trop vite, tout le monde recherche l’ombre, surtout l’ombre des arbres, ces mots obscurs et graves que les feuilles vous susurrent, qu’elles écrivent en lettres sombres sur les pierres claires du quai. Auteurs eux-mêmes de versets éphémères changeant de jour en jour et souvent d’heure en heure, de style et de sujet, cherchant l’inspiration dans les jours de grisailles, les arbres, pour retrouver un peu de nouveauté, pour avoir des idées, jettent un coup d’oeil discret par-dessus les épaules des lecteurs égarés, de ceux venus chercher le calme et le tranquille aux alentours de l’eau quitte à devoir braver les chaleurs de l’été.

Les marronniers du Luxembourg

En passant par Paris, pensées pour ces déracinés que sont les arbres plantés dans la ville

C’est le mois d’août. Août 2022, chaud et sec. Canicule, sécheresse, soleil, ciel bleu, trop bleu. Les feuilles commencent à bronzer, à brunir, à se flétrir et à se faner. À renoncer à leur vie de feuille sur l’arbre, à tomber, pour rejoindre sur le sable et le gravier des allées, les petits bouts d’anciennes branches devenues morceaux de bois, les mégots, tickets de métro, cellophanes et emballages de nourritures diverses. Mais il y en a encore suffisamment sur les arbres pour faire de l’ombre aux promeneurs. Ombre aussi aux immobiles, aux lecteurs et aux discuteurs qui ont trouvé des chaises libres parmi les lourds sièges gris-verts et les ont mis en cercle pour disputer sérieusement de l’important comme pour effleurer le frivole avec légèreté. Tous profitent du petit vent qui amène tantôt les effluves du crottin des poneys aux yeux vides scellés dans la promenade des enfants ou les parfums sucrés des grignotages de l’été. Un homme à casquette est assis sur une chaise. Il se tient droit, le dos droit, la tête droite, les mains posées sur les genoux, son sac à dos posé entre ses pieds rigoureusement symétriques. Il ne bouge pas. On suppose qu’il regarde droit devant lui à travers ses lunettes noires. Parfois ses lèvres bougent mais aucun son audible ne sort de sa bouche. Le temps passe en tourbillonnant devant lui, lui qui ne bouge pas. Les poussettes passent, les enfants passent en courant, les amoureux passent avec une seule démarche pour deux, un vieux monsieur très distingué passe, chapeau de paille contre le soleil. Il marche, la tête haute, il pousse ses pieds avec attention en s’appuyant sur une cane de bois patinée, son pantalon de toile claire retenu par une ceinture mais également par une paire de fines bretelles sombres sur une chemise de lin clair. Derrière lui, un peu de poussière vole en contrejour dans la lumière moins dure de la fin d’après-midi. Une poussière pâle qui marque les chaussures de ceux qui passent dans ce parc. Poussière sur les chaussures, et même un peu partout pour ces gamins à genoux sur le bord du bassin appelant de leurs yeux fascinés un bateau miniature qu’ils espèrent au grès des sautes de vent, fébriles et anxieux attendant que le modèle réduit vienne enfin à eux pour pouvoir, d’un geste vigoureux, le repousser loin, le plus loin possible, si loin qu’il faudra tout recommencer d’un autre coté du bassin, à genoux dans la poussière, priant pour que revienne celui qu’il vient de renvoyer. Mouvement perpétuel. Poussière aussi sur les chaussures des gardes en uniformes bleus, de grosses chaussures montantes dans le haut desquelles ils peuvent glisser le bas du pantalon, étroit en bas, plus large en haut surtout lorsque les poches sur le côté des cuisses sont remplies, leurs silhouettes en contre jour leur donne un peu du parfum d’aventure des officiers de cavalerie de la grande guerre. Sans le cheval, mais avec l’écusson sur la chemise bleu pâle, le trousseau de clés sonnant et, fixée à la ceinture, une radio qui égrène le lexique en vigueur, d’Affirmatif à Périmètre pour remplacer l’équivoque Zone.
Dans le même périmètre justement, les joueurs de basket aux dos luisants savourent par avance la baisse de la température qui accompagnera surement la douceur revenue de la lumière, l’arrivée des teintes chaudes du soir et de leur fraicheur, du sombre de la nuit. Instant fragile, quand la poussière commence à retomber, juste avant le retour au calme, la fermeture des grilles du jardin du Luxembourg.