Journal hebdomadaire de la nature autour, promenade, branche dessus, branche dessous, avec le grand dehors
Le paysage visuel en face de la fenêtre est fait d’arbres et de leurs feuilles qui sont encore toutes jeunes, de ce vert du printemps tout rempli de lumière, feuilles pas encore adultes, qui ne prennent pas toute la place et laissent voir quelques-uns des traits sombres des branches. Derrière je ne vois pas mais je sais la vallée, la rivière tout en bas et la route qu’on entend même si les feuilles qui poussent cacheront un peu ce bruit. Sur le versant d’en face il y a quelques maisons, mais surtout la forêt, feuillus et conifères, puis plus que conifères et plus haut la montagne vit encore en hiver, juste la neige et les pierres, juste le noir et le blanc. Le paysage sonore en face de la fenêtre est tout rempli d’oiseaux, rien que leur nom à dire est déjà mélodie, grive musicienne, troglodyte mignon, pinson des arbres, fauvette à tête noire, merle noir, pouillot véloce, grand corbeau dont on entend le vol encore plus que les cris. Cris, chants, messages, images pour les oreilles que tous ces sons d’oiseaux, peut-être un contresens au sujet du message, mais je ne garde que le chant et tant pis pour le sens, comme ne garder d’un texte dans un autre alphabet, rien que la mise en page et la typographie. Du côté météo, semaine d’alternances, du clair, du sombre, du gris, du sec et de l’humide, avec des épisodes par anticipation, un temps comme au mois d’août, du chaud tout le matin et des nuages qui montent pour se rassembler le soir et nous organiser une pluie voire un orage pour la fin de journée. Bonheur des éclaircies quand l’œil reposé par les éclairages doux d’un soleil diffus, retrouve lumières et ombres, ces doubles en noir et plats des choses qui s’interposent en face de la lumière comme les lettres pour les sons, les mots et puis les phrases. Choses qui se ressemblent sans avoir rien de commun, mimétisme, copiage, ou bien inspiration, comme ces bourgeons de sapin qui se font hérissons, les chatons de noisetiers, de noyer ou de saules sosies de chenilles velues ou bien les orchidées si proches des insectes qu’ils se laissent prendre au piège de la contrefaçon, nous laissant entrevoir tout ce qui est commun entre les végétaux et leurs doubles animaux. Végétaux, animaux, tous se retrouvent d’ailleurs dans l’incapacité de faire leur vie sans eau. Alors oui, besoin d’eau, pour les humains aussi, animaux parmi d’autres. Alors regrets amers quand on savait une source en bordure du replat, qu’on passe et qu’on repasse sans pouvoir la retrouver sorte de manque de respect, de considération au moins, pour ceux des gens d’avant qui avaient bâti là, construit grange et murets pour vivre avec la terre où maintenant les arbres sont les maîtres des lieux, recouvrant de feuilles mortes les vestiges de leur vie. Émotion des vieux murs qui ont capitulé et se laissent redevenir un simple tas de pierres, émotion des vieux murs en pensant à ces gens qui ont vécu ici, choisi chacune des pierres, posée et reposée à un tout autre endroit où elle allait bien mieux. Ensemble aménagé, utilisé un temps et puis ils sont partis, ils ont laissé la place, place qu’aucun être humain n’a souhaité reprendre. Connaissance de l’eau perdue et oubliée qu’il faudrait retrouver en se fiant aux bêtes dont les traces de passages disent qu’elles savent encore et que leurs petits sauront où venir s’abreuver en cas de soif ou de besoin de la fraîcheur de l’humide.
Nuages ou les yeux dans les cieux, pour préciser qu’ici on parlera de nuages, de ce qu’ils nous envoient, de ce qu’ils nous renvoient. Aussi de temps en temps, un peu d’Alfred Stieglitz, au fil des découvertes, parce que ses photos m’ont poussée jusqu’aux mots à regarder là haut
Le spectre de la lumière blanche pourrait être le titre d’une histoire de fantôme, d’ectoplasme, de revenant. Mais non. Spectre dans ce cas-là est le mot utilisé par Isaac Newton pour décrire l’expérience par laquelle un fin rayon de soleil entre dans un prisme droit et ressort de l’autre face, mais tout décomposé pour offrir à la vue, bien rangées côte à côte, toutes les couleurs visibles par notre œil d’humain. Arc-en-ciel in vitro. Quant au choix du mot spectre, il dit l’incertitude des recherches alors en cours qui justifient l’usage du mot utilisé partout en ces temps des Lumières pour les illusions, les apparences immatérielles et tous les phénomènes optiques qu’on ne s’expliquait pas. Aujourd’hui, parler du spectre de la lumière blanche c’est parler de l’image colorée qu’on peut voir, la partie du spectre du rayonnement électromagnétique accessible à notre œil d’humain, spectre coincé entre l’infrarouge et l’ultraviolet. Ces rayonnements, qu’on les connaisse ou pas, qu’on se trompe sur leur compte ou qu’on ne sache pas encore ont toujours fait noircir des éléments chimiques, tels que les sels d’argent, sensibles à leur charme. Avec de temps en temps, une petite préférence pour une certaine couleur. Pour le bleu par exemple dans les émulsions chimiques utilisées au début du vingtième siècle en photographie. Résultat malheureux de cette préférence, sur une photo en noir et blanc, le bleu du sujet photographié finissait, sur l’image, bien plus clair que les autres couleurs, le bleu du ciel, pâle comme les nuages. Pas de contraste, pas d’image, ou au mieux pâlichonne, mollassonne et pas à la hauteur du douillet potelé des nuages comme sujets. D’où les déconvenues d’Alfred Stieglitz pour ses premiers essais de photos de nuages. Heureusement, la cuisine photographique a vite amélioré ses recettes et mieux équilibré le rendu des couleurs en valeurs claires et sombres, de façon plus conforme à ce que voit notre œil. Et permis à Alfred Stieglitz de rendre les nuages enfin photogéniques, même de fins nuages blancs sur un fond de ciel très bleu. Pour ce qui est du spectre, on a gardé le même mot pour les deux champs d’études en pensant d’évidence, en haussant les épaules, parce qu’évidemment, il n’y a aucun risque que puissent se confondre les peurs surnaturelles et la sérieuse science. D’un côté on a spectre pour dire l’étalage d’une répartition, comme l’image colorée des sept de l’arc-en-ciel. Et de l’autre côté, du côté fantastique, l’autre spectre est resté pour tout ce qui fait peur sans avoir vraiment de forme ni de nom très précis, souvent c’est lumineux, ou disons plutôt pâle, aux contours irréels, et pas très rassurant. Les pas très rassurants quand on parle de nuages, sont les nuages d’orages, sombres enclumes menaçantes, pleines d’éclairs et de pluies, de vents furieux aussi. Et les plus dangereux seront bien sûr les plus sombres. Quand le spectre pour sa part fera monter la peur à cause de sa pâleur. C’est sûrement pour ça que l’on n’entend jamais, même dans les châteaux abandonnés d’Écosse, des histoires de fantômes dont les héros, flottants, pâles et évanescents seraient des spectres de nuages
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Semaine à grand contraste, grands écarts, grand écart. Grand beau, pluie et même neige, bleu et blanc en camp de base, avec toujours le vert qui sort gagnant de l’histoire, au moins en tant que couleur. D’abord c’est le retour des nuages dans le bleu, formes blanches, qui se déforment, se reforment, se dispersent, s’assemblent et s’épaississent, laissent passer la lumière ou lui barrent le passage, allant jusqu’à baisser le rideau de la pluie, nous faisant le moral en gris ou lumineux, mimétisme d’éclairage, mystère et grande question pour ce qu’on ne voit plus : caché ou disparu ? Dehors ça continue, poussée vertigineuse de tous les végétaux, l’herbe atteint les mollets, on pense à la couper, jardiner c’est choisir, alors bien faire les choix, sans aucun extrémisme, pas si simple que ça. Faire une place à chacun, s’incluant logiquement, animaux parmi d’autres, dans le fameux chacun, sans exagération ni d’un côté ni de l’autre, parce que les mots en ie, théorie, utopie, sont rarement adaptés à pouvoir nous nourrir quand il s’agit d’assiette et de nos besoins de base. Alors arracher là et protéger ici en réfléchissant bien avant d’ôter la vie, utiliser ailleurs ce qu’on ne veut pas là, faire au mieux bien souvent quand rien ne va comme prévu. Et la neige en avril fait rarement partie des choses qu’on a prévues, même si les saints de glace nous avaient prévenus, et encore cette fois-ci, pas de gel, rien de trop négatif, de ces températures qui tuent sans états d’âme les imprudents précoces. Ici la neige lourde fait plier les jeunes branches et craquer les plus faibles, mais dégâts circonscrits, beaucoup en réchapperont pour mieux se réjouir de cette eau à foison une fois le chaud revenu. Une fois le chaud revenu, nos oreilles retrouveront, bruits d’insectes, chants d’oiseaux après le calme du blanc. Chez le noir grand corbeau, c’est la saison choisie pour faire de la voltige entre nuage et bleu, formation à plusieurs, le plus souvent à deux, aucune discrétion dans leur vol bruissant d’ailes, un côté m’as-tu-vu, ou plutôt entendu, mais contraste idéal entre l’élégance sombre et le clair des nuages. Toujours question contraste, maintenant le vert est partout, il nous cache le sous-bois qui lui garde une lumière toujours faible et constante, arbres nus en hiver pour accueillir le peu que dispense le jour et couvert en été pour mieux se protéger de l’excès de lumineux, la forêt en exemple, parfait et éprouvé, pour chasser les excès qui souvent nous nuisent tant.
Nuages ou les yeux dans les cieux, pour préciser qu’ici on parlera de nuages, de ce qu’ils nous envoient, de ce qu’ils nous renvoient. Aussi de temps en temps, un peu d’Alfred Stieglitz, au fil des découvertes, parce que ses photos m’ont poussée jusqu’aux mots à regarder là haut
Alfred Stieglitz, 1926
Être tête en l’air, c’est pour les étourdies, les étourdis, les distraites, les distraits, les rêveuses, les rêveurs, les absents, les absentes d’ici et de maintenant. Les artistes. C’est un vilain défaut, à l’école, au travail et pour tous les humains attelés aux choses sérieuses. Pourtant, être tête en l’air est bien le seul moyen d’observer les nuages. D’observer les nuages et de les photographier. Être tête en l’air, c’est ce qu’a fait, très sérieusement, avec constance, un grand sérieux et une application sans faille, Alfred Stieglitz entre 1922 et 1935 pour ses séries Songs, puis Equivalent ou Equivalents, série dont est issue la photo ci-dessus. Il voulait qu’on regarde la photo comme un art et pas seulement une façon relativement fidèle de copier le réel. Il y avait déjà l’émotion des visages dont il faisait le portrait, l’émotion des scènes de vie à New York ou ailleurs, alors juste rajouter toutes les émotions de l’autre côté de l’appareil, de l’autre côté du tirage, celles du photographe et puis de qui regarde les images exposées. Une émotion photographique qu’il voulait rapprocher de celle de la musique, d’où le nom de sa première série de nuages, Songs. Nuages, émotions, photos, une invitation à se faire tête en l’air, à offrir son visage à l’air, à la pluie, au vent, à la neige, à y regarder de près dans ce dehors si haut, à y déposer, par les mots, et les phrases, un peu de son dedans. Être tête en l’air, on ne le fait pas souvent, regarder droit devant et les yeux dans les yeux plutôt que dans les cieux, regarde donc ce que tu fais ! Quand les yeux aident les mains, le travail ou l’étude, l’endroit où les pieds se posent, ou les yeux occupés par les mots du papier, les images de l’écran. Et tant d’autres distractions qui nous éloignent toujours de notre être nuageux. Être tête en l’air, parce que chez les humains, on ne rigole jamais quand on parle de la tête. Siège de ce qui nous fait nous, le visage tout d’abord, nez, bouche, oreilles et yeux, tout ce qui nous permet de recevoir au mieux les signaux du dehors. Sans oublier le toucher, par la peau du visage. C’est elle qui sera sensible aux paroles du vent, tant murmures que tempêtes, humidité aussi brouillard, brume ou bien pluie. Ne pas oublier la neige, gouttes à retardement, flocons qui deviennent eau en dispensant leur froid. Alors, très sérieusement, se faire tête en l’air, pour voir ce qu’on peut voir dans l’air et ses nuages, quand on y regarde mieux, comme le faisait si bien il y a maintenant un siècle, l’artiste Alfred Stieglitz
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Semaine globalement bleue. Un temps de science-fiction, temps d’anticipation, temps d’été en avril avec même, mais pour une seule journée, les cumulus qui montent et une petite averse, quelques gouttes symboliques, mais qui ont de quoi ravir amphibiens, batraciens et autres gastéropodes. Aussi cette semaine à propos de nuages, des nuages de poussière dans les endroits sans herbe, sans pierres et sans couvert, au passage d’une voiture sur le chemin d’en bas ou sous l’ombre des arbres où se sont concentrés les moutons fatigués par l’intense du chaud pour se gratter un lit et dormir à midi. Du chaud, du pas encore trop sec, toutes les plantes en profitent, on a du mal à suivre, à retranscrire ici toute les nouvelles naissances, toutes les éclosions, les déplies de bourgeons et les sorties de feuilles. Alors, laisser tomber le un, adopter le plusieurs et puis parler des arbres, des arbres en général, même si au chapitre feuilles, on ne parle que des feuillus. Les arbres du printemps quand leurs feuilles se déploient ont ce vert si spécial qui va foncer ensuite pour devenir plus sage, plus résistant aussi, mais moins attendrissant que cette teinte éphémère, une sorte de vert layette pour les feuilles nouvelles nées. Les feuilles sont de retour et elles traînent avec elles la dure réalité des arbres qui restent nus quand les autres s’habillent de cette couleur si tendre. En hiver ils pouvaient encore faire illusion, mais avec le printemps ils se font singuliers au milieu des forêts, arbres devenus bois, arbres loins d’être morts, ils seront habités, mais par d’autres qu’eux-mêmes. Parmi les fleurs aussi il est des singulières, des fleurs un peu à part, par leur notoriété, ce que leur nom transporte comme admiration et ne les fera jamais se ranger aux côtés des banales mauvaises herbes. Une sorte de noblesse, un petit côté star, des fleurs à privilèges. Parmi toutes les fleurs, l’orchidée est à part. Peut-être leurs façons de se faire un peu insectes, leurs couleurs et leurs formes qui les font se distinguer dans le règne végétal. Alors bien les guetter au temps du jardinage pour ne pas les abimer, les laisser faire les belles et puis se reproduire pour encore les revoir, ce que les tondeuses refusent à tellement d’autres fleurs qui n’ont pas leur aura.
Aujourd’hui, visite au nord-ouest des Shetlands, la région d’Eshaness, la péninsule de Northmawine. Au départ de Lerwick, prendre la A 970, la grosse route de Mainland, souvent avec deux voies de circulation, ce qui est plutôt rare. C’est la route qui sert d’arête centrale à toutes les arêtes latérales menant dans les autres parties des Shetlands, comme des nageoires pour ce grand poisson. Un très grand poisson, large par endroits : sur la route, on ne voit pas toujours la mer, la terre est bien présente, la terre avec son herbe, verte ou bientôt verte après le jaune paille de l’hiver, relègué jusqu’au terne par le jaune pimpant des jonquilles. Pour le reste du paysage depuis la route, collines herbées, lochs, petits ou plus grands, depuis la flaque temporaire jusqu’à ceux qui sont sur la carte et aux plus imposants qui vont porter un nom, ensuite moutons, alignements de piquets de clôtures, maisons, boîtes aux lettres rouges, poteaux électriques haubanés façon grand vent, prairies vallonées, herbe encore jaune de l’hiver. La latitude très nord se voit dans les couleurs, dans les floraisons de certaines plantes déjà terminées depuis un bon moment sous nos climats, davantage éloignés des glaces du pôle Nord.
La latitude se lit aussi dans les noms des lieux, associations de lettres déroutantes au début, l’impression de lointain juste par la différence avec les sons connus, des choses qu’on peut lire mais pas se prononcer, des noms pour la plupart hérités du norrois et même du vieux norrois, cette langue des anciens Norvégiens, les premiers à s’installer aux Shetlands, la langue des sagas, la langue encore parlée aujourd’hui en Islande. Des noms très descriptifs, intimement liés à la la forme des paysages, la géologie, à la nature des roches, leur origine, leur couleur, leur constitution.
De nombreux noms décrivent le terrain : brecks et lees désignent des pentes, hamar désigne une paroi rocheuse abrupte, le kame décrit un peigne ou une crête de collines, tandis que les whilst dales désignent des vallées.
Les falaises de granophyre rouge ont reçu des noms basés sur les mots Roe/Rö, tirés de rauð [rouge]. Da Heads o Groken, Eshaness doit son nom au schiste gris (grar-kinn signifie joue grise, pente raide). Les noms Kleber, comme Clibberswick, Kleberg et Kleber Geo, désignent des affleurements de talc-magnésite (stéatite ou pierre saponaire).
Eshaness et Aesha Head, toutes deux constituées de laves très dures et de couches de cendres, trouvent leur origine dans eisa (feu intense, braises incandescentes), la même racine que le nom Islande.
Les criques étroites sont appelées geos (gjá – une fente ou un gouffre), chacune portant un nom descriptif. Les hautes falaises maritimes sont des neaps et des noups (pente abrupte) et les noms hella désignent de gros rochers plats. Les sédiments se reflètent dans les noms leir (argile ou boue) et sandr (sable).
Mail ou Meal vient directement de melr (sable). Plus de 150 noms de plages incluent ayre (plage ou étroite langue de sable, ou de galets plus ou moins gros), tandis que les noms de stack et d’écueil reflètent souvent la forme, la couleur ou la faune qui y est associée. Les lieux portant des noms wick, firth et voe décrivent des baies de formes différentes.
Les noms sur les panneaux confirment ces origines, Lerwick dès le départ, puis Laxfirth, Voe, Urafirth, Hillswick, Braewick, du ah oui c’est bien ça, quand une explication vient éclairer l’endroit, l’impression de le voir, mais plus en profondeur, comme d’ajouter du temps à l’espace qu’on regarde, satisfaction de comprendre au-delà d’admirer. Comme pour une œuvre d’art qui change de dimension quand on connait l’histoire, l’anecdote associée, le contexte toujours spécial quand on s’y intéresse. Halo, ombre ou lumière, musique, odeur ou goût, le contexte change la donne.
Balade à pied le long des falaises, puis jusqu’au phare d’Eshaness tour carrée blanche de douze mètres, trapue et ramassée, construite pour résister au vent et aux vagues, il profite de la falaise pour s’élever notablement au-dessus du niveau de la mer. En 1915, un premier phare temporaire est construit pour éviter aux bateaux les dangers des Ve Skerries, situées à huit miles et demi au sud-ouest. En 1929, la tour est construite de façon durable, en béton, la pierre locale n’étant pas adaptée et tous les matériaux sont acheminés sur le site grâce aux fameux poneys des Shetlands. Un phare de plus conçu par la famille Stevenson et dont les travaux ont été suivis sur place par David A. Stevenson, cousin du Robert Louis Stevenson de l’île au trésor. Mais l’éclat blanc lancé toutes les douze secondes a été doublé d’un phare construit directement sur les Ve Skerries en 1979 pour en éloigner de façon plus sûre les bateaux remplis de pétrole en direction ou au départ du terminal de Sullom Voe. Le phare d’Eshaness a été automatisé en 1974 et pour ceux qui le souhaitent, on peut même désormais louer la maison du gardien comme maison de vacances.
Après la balade, pause au Braewick café pour mieux se préparer à savourer la plage et sa géologie. Jusque dans les assiettes, entre sans demander par la grande baie vitrée, un soleil de grand beau qu’on n’associerait pas par réflexe à ces îles posées là, entre l’Atlantique Nord et la Mer du Nord. Mais aujourd’hui, soleil. La vue depuis le Braewick café est magnifique, le menu à de quoi s’occuper de tous les appétits, pause bienvenue à l’abri du vent, pause dans le défilement des paysages, changement de rythme, moment idéal pour se documenter tranquillement sur l’histoire volcanique, tectonique et géologique fascinante de l’endroit. Ensuite balade sur la plage, balade à remonter le temps, balade au centre de la terre. Ici, la carte géologique en fait voir de toutes les couleurs. Eshaness était un volcan et les falaises sont constituées de couches superposées de lave et de cendres, d’où certains reliefs en escaliers. Juste à côté, la plage de Braewick est divisée en deux zones distinctes par la faille de Melby. Et suivant l’endroit, on marche sur du grès, du granit, du basalte, des lapillis, des coulées de boue solidifiées, ce qui donne une immense diversité de couleurs, de textures, de formes, de densité. Chaque caillou s’explique par une histoire qui jongle avec les millions et les milliards d’années quand la plage nous paraît aujourd’hui un chaos de n’importe quoi alors que chaque roche a sa place sa raison d’être là et surtout pas ailleurs. Chaque caillou attire par sa couleur, sa forme ou sa texture, nous tire par la manche pour nous faire revenir à l’histoire de la terre, l’histoire très ancienne, celle des plaques qui dérivent, des volcans, des failles, et puis de l’érosion, du travail du temps qui poli les souvenirs saillants, coupants, brûlants du temps de leur genèse.
Tout savoir d’un endroit nous coupe parfois aussi d’une rêverie toute simple, d’une contemplation qui se contenterait d’une couleur ou d’une forme, d’une odeur ou d’un son sans les lester de rien de contexte ou d’histoire ou de géologie ou même d’anecdotes, juste la laisser faire ce qu’elle veut, comme elle veut, notre imagination. Comme on ne lit pas vraiment de la même façon l’histoire dont on est sûr qu’elle est une histoire vraie, autobiographique, ancrée dans un contexte. Tout savoir de l’histoire peut autant l’éclairer que la surexposer, nous faire basculer dans le documentaire où on avait lu, un roman, une histoire, de la littérature, mais pas du journalisme. Alors hésitations à tout dire sur tout, à laisser le mystère nous emmener promener loin de ce qui est vrai mais qui fait pourtant vivre des émotions si belles, fragiles et volatiles quand dire où, quand, comment risque de tout détruire. Pas sûre que ces questions se posent dans la tête de ce couple d’eiders qui profitent du calme de la baie abritée, de la marée qui monte, et chasse les visiteurs, du soleil qui descend, mais est encore bien loin de toucher l’horizon.
Suite de la visite de la péninsule. Ponts, îles sur la mer bleue, murets de pierre pour garder les moutons, clôture, colline arrondie sont les ombres s’allongent avec la lumière qui se fait bien plus douce maintenant qu’on se rapproche de la fin de journée. Parfois souvent aussi, même sans en voir aucun, des traces des humains, une lessive qui sèche, pantalons et tee-shirts, agités par le vent comme s’ils marchaient tout seuls. Des maisons aussi, ou des anciennes maisons, quatre murs, une cheminée, sûrement des souvenirs, mais pas suffisamment pour lui servir de toit, la protéger du temps et des intempéries.
Le soleil va bientôt se coucher, la lumière se fait plus douce, elle allonge les ombres, il est temps de rentrer vers Lerwick, mais en tournicotant, en allant si possible d’une côte à une autre dans la largeur de l’île pour profiter encore des reflets sur l’eau calme, de la forme des nuages, du vol d’un oiseau et des lumières du soir, avant de revenir dans le nid de Lerwick, devenu base arrière, lieu de repos et de calme où on a reconstruit déjà quelques repères pour le rendre familier.
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Beau. Beau temps presque toute la semaine. Dans beau il y a eau, mais les mots sont trompeurs, juste quelques gouttes de pluie, mais pas vraiment de l’eau, juste un rafraîchissement, à peine un apéro. Donc chaud. Les plantes font leurs fleurs, les animaux ressortent et les humains aussi, animaux comme les autres. Saison des pissenlits en salade, vite, vite, avant les grosses fleurs jaunes qui les feront amers. Pour toutes les autres plantes c’est aussi vite, vite, un peu de mal à suivre toutes les floraisons, nouvelles formes et couleurs, toutes les feuilles qui s’ouvrent, se déplient et s’étirent, neuves, parfaites et pimpantes, sans aucun grignotage d’insecte trop gourmet ou de grand prédateur, limace et escargot pour celles qui vivent en bas. Du mal à changer de rythme après le tout tranquille qui régnait sur l’hiver. De l’hiver au printemps, le rythme change brutalement, éclosion, floraison, éclatement des bourgeons, alors qu’en haut la neige nous parle encore de froid, de buée en nuage à chaque respiration. Des nuages, toujours eux, cette fois sur quatre pattes, on les appelle moutons, ils viennent de ressortir après des mois d’étable, joie du retour au vert, des siestes à l’ombre des arbres, des pattes chatouillées par les frêles graminées et des chiens pour choisir lesquelles parmi les bêtes présentes dans sur ce versant seront celles qui vivront. Élever et jardiner c’est choisir les espèces que l’on veut voir grandir et aussi nous nourrir, en bichonner certaines et repousser les autres ou bien les arracher, les couper, les tuer. Les appeler mauvaises herbes. Choisir. Un choix qui se fait souvent sans vraiment y penser, sans plus y réfléchir, juste par habitude, tradition, rituel. Faire sans y penser, c’est se baser, bêtement, sur le chainon manquant, le lien entre tête et mains qui lorsqu’il est absent nous prive de ce qui fait l’essence de l’humain. Alors pour y penser, regarder les nuages, moutons, haut dans le ciel, qui nous échappent encore, mais qu’on aimerait bien voir obéir à nos ordres pour dompter la nature, jongler de beau à eau, passer de l’un à l’autre selon nos volontés. Alors dans les nuages, chercher du réconfort, des idées, des moyens pour éviter de détruire cet équilibre fragile qui nous permet de rester, quand le temps le permet, la tête dans les nuages.