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Archives de la planète : le remorqueur

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.

D128. Image stéréoscopique, au large du port de New-York, un remorqueur, 21/11/1908.
Le musée départemental Albert-Kahn conserve les Archives de la Planète, un ensemble d'images fixes et animées, réalisé au début du XXe siècle, consacré à la diversité des peuples et des cultures.
Et c'est d'une richesse fantastique !

L’histoire du remorqueur s’étale sur deux images. Non pas une seule photo comme pour les autochromes, mais deux, en stéréoscopie : deux yeux, comme deux oreilles, stéréo tout autant. Pareil pour les narines, les mains, les pieds, les genoux et tout un tas d’autres choses. Symétrie et miroir, des choses qui vont par paire. Comme dans ces deux photos, celle de droite, celle de gauche, photos en noir et blanc, partir et revenir, ici et puis là-bas, devant et derrière, dedans et hors du champ de la photographie

Sur l’image de là-bas, les marins sont dedans. On ne voit personne dehors, et pourtant ils sont là puisque le bateau avance en laissant, bien visibles, un sillage sur la mer et de la fumée dans le ciel. Ils sont à la passerelle, au repos dans le carré ou bien à la machine comme tu étais toi-même, en haut à la passerelle, au repos dans le carré ou bien à la machine, dans les ports par ici, à Saint-Malo, au Havre, et même presque à Saint-Pierre. À Saint-Pierre, tu aurais eu encore plus de brume que sur la photo de New-York, autant de brume que sur les bancs, à la grande pêche à Terre-Neuve. Brume et brouillards des bancs, nuages gluants, rampants, sans hauteur, sans légèreté. Du fantôme malveillant, poisseux et détestable. Le brouillard de New-York, en novembre 1908, tu l’imagines aussi tout gluant et rampant, mais en plus, tu le sens sale. Sordide, crasseux, crado. Crachats d’usines et de cheminées, des rots de mégapole, haleine chargée, fétide, effluve de trop grande ville. On ne voit pas la ville mais tu sens son odeur.

À voir toutes ces fumées, tu sais ce sentiment de vouloir quitter le brouillard et de laisser flotter, au milieu de tes idées, la toute prochaine escale ou bien le port d’attache du bateau que tu as mené vers le grand large, ce bateau que tu remorques comme on donnerait la main à un enfant pataud qui ne saurait pas encore se déplacer tout seul. Des noms de ports exotiques, de ceux qui font rêver et choisir ce métier, des ports loin et très loin, dans un autre pays, dans un autre hémisphère, une autre dimension, dans les anciens grimoires des romans d’aventure. Des ports écrits en noir sur une carte plus bleue. Valparaiso, Shangaï, Calcutta, ou Tanger, Pondichéry, Vladivostok, Hambourg, et tous les autres. Destinations absentes des cartes du bateau, quand toutes les cartes du bord commencent par abords. Les abords des grands ports comme voyages avortés. Destinations lointaines perdues dans la fumée, quelle que soit cette fumée, des vapeurs du charbon, comme celles du diesel.

Le brouillard et les cartes ça reste le problème de ceux de la passerelle. À l’étage d’en dessous, ça sent déjà la soupe, un peu aussi l’huile chaude parce qu’est restée ouverte la porte de la descente pour aller aux machines. Les odeurs se mélangent, elles font une signature qui marque chaque bateau, chacun des équipages des remorqueurs du port. Les bottes des matelots, les vestes mouillées qui sèchent, la cuisine épicée ou plus traditionnelle de chacun des cuistots.

Après l’étage d’en dessous, tu ne voudras plus descendre, la machine c’est l’enfer, tu protèges tes oreilles. Comment on faisait avant pour se garder du bruit, des bouloches de coton ? ou d’autres trucs de grand-mère ? Ou ils étaient juste sourds et puis c’était comme ça, rien de plus à en dire, conséquences regrettables de ces belles industries qui donnent du travail alors on ne se plaint pas. Quand on voulait parler, même en hurlant très fort, on ne s’entendait pas. On se faisait des signes, on se touchait l’épaule, on parlait en mimant, en faisant les gestes dans l’air. On parlait sans les mots. D’ailleurs on continue à se parler par les mains dès qu’on est aux machines. 

Tu les vois sans les voir, les absents du bateau, tu les sens qui sont là dans la marche en avant, dans le sillage sur l’eau, la fumée dans les airs, tes semblables, tes frères qui font le métier de la mer. Et tu es un peu triste que cet opérateur, pourtant chauffeur lui-même ait choisi de les montrer rentrant sagement au port et encore plus qu’il ait choisi pour la photo un point de vue élevé qui les regarde de haut, les absents du bateau, de ces petits rats des bassins qui tournent et qui virevoltent sur le parquet salé

Texte écrit lors de l’atelier d’écriture organisé par l’association Lectures plurielles avec Hélène Gaudy, le 9 décembre 2023, Villa Caramagne, Chambéry
Pour une balade dans les Archives de la planète : https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr. Et pour ceux qui le peuvent, une visite à ne pas manquer !