Grandes lignes

 

Pour partir, pour revenir, pour une journée, pour une semaine, pour quelques jours, pour un mois ou pour toujours, on commence à pied, en suivant les panneaux, lettres blanches sur fond bleu. Pas de pattes, pas de fioritures, juste des traits bien droits et des courbes bien lisses, bien lisibles, très lisible, la fonte SNCF, celle qui sonne comme les notes en escalier de la cloche des annonces avant la voix incolore qui indique les villes et les voies. On porte un petit sac ou on pousse une énorme valise, de celles qui jouent de leurs roulettes avec un bruit d’avion, pourvu que le revêtement au sol y mette du sien. Bruit de skateboard pour le sac à poignée télescopique qu’on traine derrière soi, pour ne pas avoir mal au dos, pour pouvoir le charger encore plus parce qu’on ne le portera pas. Pour préserver nos vertèbres on se démontera les épaules, et on risquera de faucher au passage, tous les non avertis qui nous serrent d’un peu près, qui pensent à autre chose, qui regardent le panneau vert des arrivées ou le bleu des départs sans penser à leurs pieds, à ce sol qu’ils piétinent, mais qui accueille aussi les roulettes irascibles, plus liées à leurs maîtres qu’un cabot amoureux. D’un regard anxieux, toujours un peu pressé par l’horloge qui nous stresse, on jette un œil sur le billet et l’autre sur le train, sur ces petits écrans ou ces feuilles imprimées, voire les panneaux rigides glissés devant les fenêtres qui numérotent les voitures. Normalement, le numéro du billet correspond à la voiture la plus éloignée. C’est presque toujours le cas, et quand ça ne l’est pas, on va quand même voir la voiture suivante pour vérifier qu’il n’y pas d’erreur, que le 6 est bien après le 5. Sinon, manquerait le frisson, la petite peur de rater de départ. Une fois dans le train, on recommence le jeu des yeux divergents, un pour le billet, l’autre pour les sièges, leurs numéros à eux aussi, ou plutôt leurs sous-numéros après celui des voitures. Couple en général harmonieux, mais parfois en froid voire déjà séparé que celui formé pour un voyage seulement, par la voiture et le siège. Pour les novices de ces appariements temporaires, une erreur de voiture est solution fréquente aux différents de rencontres plus ou moins agressifs, du possessif « c’est ma place ! » au plus prudent, « vous êtes sûr que … », voire au poli « excusez-moi… » ou au sceptique « c’est bizarre… ». Le ton monte, puis redescend aux premiers tours de roues, pour peu que s’en mêle un spectateur voisin qui fera office d’arbitre et même de médiateur en confirmant que oui, on est bien dans la voiture douze. Enfin on est assis, on a casé plus ou moins mal le gros sac, la valise ou l’étui du violoncelle en espérant toujours que personne ne viendra écraser nos petites affaires avec une improbable malle de géologue toute remplie de cailloux et de marteaux pointus. Ensuite reste l’attente jusqu’au départ du train et même un peu après, surtout quand la loterie des sièges nous aura placés côtés couloir. On se demande alors un peu comment sera celui ou celle, qui viendra nous cacher la vue en prenant la place côté fenêtre. Le vieux monsieur qui ronfle ? le musicien en manque qui montera trop le son de ses écouteurs ou l’enfant intranquille qui balancera ses pieds en chantonnant pour lui mais aussi pour les autres. Ou celui qui travaille, lui, et à qui ça suffit pour dicter à distance un courrier important, portable en haut-parleur, haro sur le contrat ou sur les fournisseurs, au mépris des oisifs qu’il estime que nous sommes.

Enfin, arrive d’on ne sait où la formule magique, celle qui met le train en mouvement.

Attention à la fermeture automatique des portes attention au départ.

On part. Ça commence tout doucement, avec juste parfois, au début, comme un saut de côté à cause des aiguillages. Puis le train accélère, on dépasse les voitures, ça y est, on est vraiment partis. Pour toute la suite du voyage, on sera au cinéma du paysage. Les grandes lignes relient toujours des grandes villes aux grandes villes, elles ne font que passer par la campagne, sans s’en mêler, comme un poisson rouge dont on aurait plongé le bocal dans la mer. Alors on regarde par la fenêtre le monde immobile qui défile alors qu’assis sans bouger on file à toute vitesse. Paradoxe relatif. Qu’importe, on regarde. En train aussi, avant de goûter au vert, il faut finir son gris. Assister au face-à-face jaloux des fenêtres, celles qui restent contre celles qui partent, se reflétant l’une dans l’autre suivant la lumière, la météo et le moment de la journée. Béton, goudron, quelques couleurs parfois quand l’art urbain explose, fait par tous et pour tous, musée des œuvres les plus modernes. Sortie de la ville, la voie ferrée s’emmêle aux autres voies, aux autres déplacements. Péniche sur le fleuve, barque amarrée à une branche basse en bordure de rivière, autoroute, route, petite route et chemin, elles portent bateaux, autos, motos, vélos, voire piétons, avec ou sans chien, tandis que le train file, traverse en une miette de seconde toute la vie d’un endroit, d’un coin de champ, d’un bout de forêt, d’une ferme, posée là depuis des années, des décennies, des générations. Infinie non-concordance des temps. Le reste du voyage est collier de surprises, emmêlement de courbes et de droites, de plaines, collines et falaises. Sous la garde des nuages qui modulent la lumière, une église toute fière sous son toit de mosaïque, une carrière bariolée aux monticules de toutes les teintes et de toutes les textures. De toutes les hauteurs aussi. Pour donner vie au défilement des champs, alternance de cultures, vaches de toutes les couleurs, toits selon la région, pavillons proprets et piscines en plastiques repeintes d’algues par l’hiver. Avec ça et là, un étonnement. Trois courts de tennis abandonnés recouverts par les mousses dont on devine à peine les lignes autrefois blanches. Une épave de voiture dont la brune peau de rouille est rongée par les ronces et verdie par le lierre. Les talus, toujours les talus qui protègent le train du monde, qui protègent le monde du train. De temps en temps, le train traverse une ville, alors il ralenti pour presque s’arrêter si la cité est grande. Plus la ville est peuplée, plus le train va lentement, hommage aux bâtisseurs, attention aux urbains. Les roues tournent, le temps tourne, bientôt la fin du film. Ville d’arrivée, ralentissement jusqu’à l’arrêt complet du train, celui qui donne enfin le droit d’ouvrir les portes. Repos de la bête, odeurs de métal chaud et d’huile mécanique, soupirs hydrauliques, on est arrivés. Les passagers descendent, ils quittent le petit monde du wagon, monde clos et éphémère, isolé par la vitesse, bulle de voyage au milieu de l’ordinaire.

On est arrivé, on est revenu, pour la journée, pour la semaine, pour un mois ou pour toujours.

Texte publié dans la revue littéraire « Les villes en voix », à lire parmi d’autres sur le site de la revue : https://www.lesvillesenvoix.com/post-unique/territoires-en-tous-sens

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2 réflexions sur « Grandes lignes »

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