Dans la forêt

Je veux saisir le marcheur là, à l’instant précis où il entre dans la forêt, quand ses pieds quittent le tapis vert des herbes pour entrer dans le monde des feuilles mortes, des histoires qu’on chiffonne, albums de famille, cartes de la belle saison que les arbres envoient à la terre, miettes de soleil. Dans les feuilles mortes  de l’été, le marcheur froisse, écrase, déchire casse les souvenirs de la belle saison, et il s’entend marcher, ses pas lui envahissent les oreilles, ils prennent toute la place, ils piétinent les autres sons, les autres bruits, les chants, les appels. Même en marchant doucement il perturbe, il détraque, il chamboule. Pour entendre, il lui faut s’arrêter, ne plus bouger, s’oublier. Alors seulement, il pourra accéder aux bruits des autres, au-delà de ses bruits à lui. Chant d’oiseau, eau qui court, vent dans les branches, le chantier débraillé de l’oiseau qui cherche un insecte au hasard. Les pas attentifs du chevreuil qui a la tête en l’air, les pas concentrés du chevreuil tête baissée qui cherche de quoi manger. Silence assourdissant, craquant, piétinant. Le silence du vivant.

 

Je veux saisir le marcheur là, à cet instant précis où il entre dans la forêt, quand ses narines assoupies d’herbe coupée rencontrent l’odeur d’humus. L’odeur des feuilles de l’été précédent qui vont nourrir de leur savoir, de leurs souvenirs et de leurs rêves, les feuilles de l’été qui viendra. Et puis au fil des pas, d’autres senteurs marquent leurs territoires, le piquant du noyer, le douceâtre du châtaignier, la résine des sapins, le champignon timide, bien caché sous les feuilles qui laisse le vent le plus léger brouiller les pistes de sa présence. Alors le panier à la main, le couteau dans la poche et le bâton gratouilleur, le marcheur part à la recherche du chapeau brun foncé sur les tubes rassurants, du parasol jaune vif sur les plis des giroles ou du cornet si sombre des trompettes de la mort. Il y a aussi les autres, lamelles affriolantes, corolles transparentes, couleurs affolantes, ceux qu’il ne connait pas, il n’y touchera pas, mais son nez lui dira et il regardera, regrettant le fragile de ses savoirs de base. Plus loin, son nez le fera douter, feu de bois, cuisine ? Non, ces odeurs-là, ce sera pour plus tard. Peut-être.

 

Je veux saisir le marcheur là, à cet instant précis où il entre dans la forêt des arbres sombres dénudés par le froid et vieillis par le blanc. Sous les pas du marcheur la neige se compacte et puis craque, cellulose minérale. Plus froide, elle se ferait poudre soufflée par la moindre promenade de l’air, plus chaude elle serait boue collante qui ne garde pas l’empreinte et hésite, translucide, entre la glace et l’eau. Les branches alourdies viennent dessiner des courbes au milieu de l’austère rectitude des troncs. Nostalgie noire et blanche, soulignée en contrastes. Le blanc dépose trop de lumière sur l’image, notre œil panique et se protège, il se ferme aux détails, aux nuances aux valeurs, aux textures des écorces. L’hiver gratte et révèle tout de la vie de tous. Par l’impudeur du froid qui dénude les arbres et offre à nos regards les membres dévêtus. Par les poinçons des pattes qui disent les errances et guident les prédateurs vers les refuges des proies. Au-delà de ces traces, la vie est assoupie, aucun insecte en vol, d’autres au fond des terriers, comme une ville vide, au pays des immeubles, des rues et des voitures, un monde si éloigné qu’il semble disparu.

 

Je veux saisir le marcheur là, à cet instant précis où il entre dans la fraicheur de la forêt à l’abri du soleil de l’été. Parfois son corps trop échauffé aura transpiré, l’humidité sur sa peau se transformera presque en froid une fois qu’il se sera placé sous la protection des arbres pour échapper aux rayons du soleil. Chair de poule. Celle du frais des ombrages, comme celle de ces histoires sombres, des contes à faire frémir inventés pour faire peur. Ogres, enfants perdus, chaperons et galettes, bucherons et sortilèges. La forêt cache dans ses pénombres nos peurs, nos angoisses, nos cauchemars. Le courage qu’on voudrait tant avoir. Alors timidement, on avance, il faut aller y voir. Vérifier qui est là tapis derrière un tronc, reconnaître les bruits, les rendre familiers. Aux gens des étendues, aux habitants des villes, la forêt est une foule de grands êtres inconnus, qui ont leur rythme propre, leurs longues habitudes et puis leur élégance. Élancés, sobres ou torturés, les arbres disent leur vie aux angles de leurs courbes et de leurs embranchements. En leurs cassures aussi. À mieux connaitre les arbres, on vénère les forêts, on aimerait tant quitter la ville, le monde des verticales faites de matériaux morts, le béton ou la pierre, le transparent du verre. Ce vieux monde disparu pour tous ceux que la forêt envoûte.

Texte écrit dans le cadre des ateliers en ligne de François BON, à retrouver sur https://www.tierslivre.net
Salutations respectueuses et admiratives à Jean-Philippe Toussaint pour "L'instant précis où Monet entre dans l'atelier", aux éditions de Minuit

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