Faites parler les images #15

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Couvre-chefs

Il a toujours eu une idée derrière la tête. Une idée, petite et jolie, une idée un peu folle. Pas une obsession, pas une idée fixe, rien de lourd ni d’encombrant. Une douce idée, qui souriait sans s’imposer. Alors pour garder son idée au chaud, il portait toujours un bonnet, un chapeau, une chapka, une casquette, voire un simple mouchoir noué aux quatre coins quand l’été se faisait torride. 

Il ne se découvrait jamais. Jamais et devant personne. Fier. Mais pas pour autant irrespectueux. Simplement, ôter son chapeau et avoir de l’estime pour quelqu’un, il ne voyait pas le rapport. Par exemple il avait du respect pour l’hiver qui vous transit et vous gèle d’un souffle. Face à lui, se découvrir aurait été une erreur. Fatale. Alors il restait couvert, prenant soin des pensées qui vivaient sous son crâne à la manière d’une poule couvant ses poussins. 

Des couvre-chefs, il en avait beaucoup. Pour un nomade c’était un luxe. Tous emmaillotés dans ce grand drap blanc qu’il accrochait parfois entre deux arbres une fois les chapeaux rangés à l’abri. Deux de ces chapeaux lui étaient particulièrement chers. Tout d’abord le chapeau traditionnel. En feutre bien épais, il n’aurait jamais laissé passer un souffle d’humidité. Toujours chaud, protecteur et imperméable même sous les trombes d’eau de l’automne et les tempêtes de neige de l’hiver. Fidèle et docile, adapté à sa tête comme une seconde peau sur son crâne. Le rabat à l’arrière lui protégeait la nuque avec une efficacité de louve défendant ses petits et sur le devant, les oreilles lui donnaient dans le noir une allure de renard. Ensuite son deuxième chapeau préféré était un cadeau. Cadeau d’un Canadien venu voir si l’hiver était plus rude et les forêts plus sauvages de l’autre côté du pôle. L’homme du Nord-Est et l’homme du Nord-Ouest avaient passé ensemble une saison entière à chasser le jour et à raconter autour du feu la nuit. Au moment de ses séparer, le Canadien avait regardé le ciel, le soleil qui brillait, les bourgeons prêts à éclater, il avait tendu l’oreille pour entendre le ruisseau redevenu pétillant et il avait ôté son bonnet de fourrure pour le lui donner. Souvenir.

C’est aussi depuis ce jour de la séparation avec son ami canadien que sa petite idée a commencé à devenir une belle aventure. Une première histoire d’animaux, de froid et de courage qu’il racontait avec ses mains faisant des ombres sur la grande toile blanche du drap à chapeaux, le soir au coin du feu. Les doigts rassemblés pour le museau du loup, l’index fléchi pour les oreilles, puis les doigts dressés pour la ramure des rennes, son chapeau devenait un abri et on partait à l’aventure portés par sa voix et guidés par ses mains. Le spectacle s’arrêtait quand le feu baissait, quand tout le monde était prêt à rejoindre dans le sommeil les animaux de la forêt qu’il avait sortis de son bonnet. D’année en année, les histoires étaient toujours plus nombreuses, les animaux et les personnages qu’il faisait naître de ses mains, plus abondants, plus délicats, plus émouvants. Mais si, grâce aux chapeaux, le froid avait toujours épargné ses pensées, les années pesaient de plus en plus lourd sur ses épaules et sur son dos. Ses doigts devenus minces disaient mieux la disette que le festin sur les toiles autour des feux. Ses animaux animés étaient plus contemplatifs, moins aventureux, plus rêveurs.
Un jour on retrouva tous ses chapeaux alignés sur un tronc. Il n’en manquait pas un. Chapeaux d’été, chapeaux d’hiver, en peau, en fourrure, en tissus ou en laine, tous étaient là. Offerts. Mais lui, on ne le retrouva pas.

Un moment on le chercha, le policier en uniforme dépêché sur place fit même venir des chiens pour suivre les pistes que les nomades avaient déjà suivies mais qui se rejoignaient, s’emmêlaient et ne menèrent à rien. Il avait simplement cessé d’être mortel, laissant toute la place à sa légende. Certains l’auraient revu, drapé de brume, appuyé sur son bâton disparu avec lui. D’autres percevaient son esprit dans le vol d’un oiseau, le chant d’une rivière ou la forme d’un nuage.

Depuis, au Canada, un festival des théâtres d’ombres en plein air a vu le jour. Il est organisé par un ancien trappeur, toujours coiffé d’une chapka de fourrure. Et ici, tous ceux qui le connaissaient ou qui ont entendu parler de lui gardent leur chapeau sur la tête quand ils écoutent une histoire au coin du feu, qu’ils vont au cinéma ou regardent une vidéo sur l’écran de leur téléphone. C’est leur façon à eux de lui rendre hommage, à lui et à sa petite idée, sa si jolie idée : faire bouger les images pour raconter des histoires.

Et pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-15/

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