Le chantier de Blaise #1

Travail en cours. 
Chantier de construction, de rénovation avec pelle, brouette, visseuse et fil à plomb, mais surtout l'envie de construire une histoire solide dans laquelle on se sente bien et de vous embarquer pour suivre l'avancée des travaux.
En évolution, en ébullition.

L’histoire de Blaise est une histoire de pointillés qui se reconnaissent, se rapprochent et finissent par se réunir pour former une ligne. Une ligne avec des hauts et des bas, une ligne de crête, que j’ai suivie elle aussi en pointillés depuis de nombreuses années. Une petite nouvelle qui en rencontre une autre, plusieurs textes avec le même personnage, qui fini par avoir un nom, Blaise, timidement emprunté au géant Blaise Cendrars. Texte après texte, Blaise s’impose, s’épaissit, devient principal par ajouts successifs de matière jusqu’à ce que je puisse lui construire sa propre histoire. Jusqu’à penser qu’un jour, aussi bien Blaise que le paysage qu’il dessine, pourront trouver leur place entre les pages d’un livre qui se construit doucement. Titre actuel du chantier : Quinze.

Blaise m’accompagne depuis longtemps. Très longtemps. Lorsqu’il est né, la photo argentique n’était pas encore rangée dans le même tiroir que les dinosaures. Lorsqu’il est né, il n’avait pas de nom, il n’était pas destiné à m’accompagner et sûrement pas aussi longtemps. Son premier rôle était celui de visiteur dans une expo photo. Il servait la chute d’une nouvelle : l’exposition. Depuis le texte a été repris, changé, revu et corrigé de nombreuses fois.

La dernière version de ce texte est celle-ci :

L’EXPOSITION

Hier, j’ai passé ma journée à regarder des gens regarder mes photos. Dans les moments de creux, je rêvassais, mes pensées sautillaient d’une idée à l’autre comme on traverse un ruisseau de pierre en pierre. Observer les gens, guetter leurs réactions, repenser aux images, aux moments des prises de vues, où, comment, avec qui. Certains souvenirs me faisaient sourire, des sensations qui ne se lisent pas dans les infos techniques des fichiers images. Froid, chaud, mouillé, faim, odeurs, bruits, paroles, morceaux de phrases, musiques. Les repas aussi, les copains, les galères, les histoires de matos, les anecdotes et surtout, les émotions qui font continuer, celles qui mettent de la buée sur l’œilleton. La beauté.

Et puis un raclement de gorge ou un trop long moment de calme me ramenaient ici, sur ma chaise en plastique au milieu des images sagement immobiles, silencieuses et inodores sur leurs grilles vêtues de noir. En deuil de la vie qu’elles avaient figée.

Entre la lumière du dehors et le sombre de la salle, le sas de la grande salle de la communauté urbaine faisait office d’objectif. Mais peu de volontaires pour profiter de cette astucieuse allégorie. Pour ce début d’automne qui étirait l’été, le temps était au sud, et les visiteurs potentiels avaient préféré aller voir la mer plutôt que de vagues photographes et des marées d’images. Même les exposants auraient préféré être dehors. La plage faisait tentation, parce qu’il faudrait ensuite attendre longtemps pour poser des yeux affriolés sur une surface de peau plus étendue que celle d’un nez gelé et de pommettes rougies par le froid. Pourtant on l’avait voulue cette expo !

Pour la fête de la mer, chacun a rassemblé ses meilleurs fichiers du port et de la ville. Ensuite, on a passé des heures engourdies, le rouge aux yeux et la souris crispée sur les curseurs pour avoir les meilleurs rendus tout en restant loyaux envers nos sujets. Ensuite l’émotion du papier, quand l’image reviens dans le même monde que nos corps par le bout de nos doigts. Passe-partout et cadre, chemise blanche et robe de soirée. Une dizaine de mes photos sont accrochées aux grilles, attendant les yeux qui vont les effleurer, les détailler, les admirer, les aimer ou marcher à côté avec indifférence. J’ai donc passé ma journée à regarder des gens regarder des images, les miennes en particulier, parce que ce sont celles qui me parlent à l’oreille.

Au début, j’avais sorti un bouquin, sans parvenir à me concentrer. Je lisais un paragraphe, mais n’aurais pas été capable d’en donner seulement l’idée générale. Et puis quelqu’un est venu me tirer de mes rêvasseries pour me demander timidement si je connaissais celui ou celle qui avait pris la photo là-bas, celle du chalutier qui rentre au port. Une de mes images. C’était une journée de grisaille, il avait plu toute la matinée et en début d’après-midi, enfin l’espoir d’une éclaircie. J’ai un petit faible pour les éclaircies, pour la densité de leurs lumières. Elles donnent une ambiance à l’image, une épaisseur, une texture, elles racontent une histoire. Et ce jour-là, justement, ciel bien sombre et coup de soleil dans un puit de nuages, le bateau qui rentre au port, l’équipage qui manœuvre, complétement rincé par un temps de chien et la nuit en mer : je tenais la belle photo, celle qui raconte.

Dès qu’il m’a abordée, j’ai été intriguée. Il devait avoir une trentaine d’années, les épaules larges, les cheveux courts de celui qui ne veut pas perdre le temps du peigne. Jeans, veste fourrée de marin et grosses bottes. Le visage hâlé et un peu ridé par la vie au froid, au vent et à l’eau, une main dans la poche et l’autre, large, calleuse et ponctuée de cicatrices plus claires. Pas vraiment le genre à trainer dans les expos. Il ne savait pas très bien quoi faire pour ne pas avoir cet air gauche de gros crabe égaré dans un ballet de crevettes. Il n’osait pas continuer, poser une autre question. Tomber tout de suite sur la bonne personne, ça l’embarrassait, il n’avait pas prévu que les choses se passeraient comme ça.

J’ai d’abord pensé qu’il était docker à cause de la carrure. Et puis non, ça ne collait pas. La démarche coulée, souple et attentive, le regard toujours aux aguets, le blouson qu’on trouve à la coopérative maritime au rayon pro, j’avais affaire à un marin. Restait juste à savoir s’il était à la pêche ou au commerce, pas d’odeur pour me renseigner, il sentait juste le propre. On s’était déplacés devant la photo tout en accumulant les banalités. Après les considérations d’usage sur la météo, et la grève en cours chez les dockers, il y eut un petit silence et il reprit :

À la pêche, on nous aime pas trop non plus. On dit qu’on détruit les fonds avec les chaluts, qu’on assassine les dauphins et les oiseaux pêcheurs qui se prennent dans nos filets. Qu’on ne sent pas bon. Alors que la plupart des gens qui disent ça sont quand même bien contents d’ouvrir une boîte de sardines ou de manger une bonne petite sole. Ce métier, je l’ai choisi, je n’en ai pas hérité. Je sais ce que vous pensez, il faut être fou pour décider de faire ce boulot-là, pour décider d’avoir toujours froid, d’être trempé en permanence, loin de chez soi et des gens qu’on aime. Quand on revient à terre, on est crevés, on se sait plus rien de l’actualité, des choses dont tout le monde parle, on passe pour des sauvages, parfois même pour des idiots. Quand on rentre, on est content de rentrer, on a plein de projets, plein d’idées de choses à faire, de gens à voir. Mais très vite, il faut qu’on reparte, c’est plus fort que nous. On peut pas l’expliquer.

Après un long silence, il m’a regardée droit dans les yeux. Sa timidité s’était effacée.

Elle est très belle votre photo. Je ne sais pas si je peux vous demander ça, j’aimerais vous l’acheter, mais ça dépend quand même un peu du prix… Vous voyez, c’était mon bateau. Je suis resté trois ans à bord, alors, ce serait un souvenir. En plus, là, on rentre au port. C’était l’hiver dernier. Depuis la « Fleur des ondes » a été repeinte en vert, sans la bande blanche au-dessus de la flottaison. Et puis, derrière, le phare du bout de la jetée, on voit la plage, les oiseaux qui viennent quémander dans le sillage. Je suis de dos, là, sur le pont, avec le bonnet bleu. Et on voit bien les copains, Dédé en ciré sale, avec le mégot, qui prépare les aussières pour l’amarrage et le patron, Fred, qui passe la tête par le hublot pour l’engueuler. Dédé, il était tellement lent que ça énervait toujours tout le monde. Alors, lui, il en rajoutait, juste pour les taquiner. Parfois, ça dégénérait, d’ailleurs. Enfin, voilà, ce serait vraiment bien pour moi d’avoir un beau souvenir du bateau.

On a encore discuté un peu, convenu d’un rendez-vous pour qu’il vienne récupérer le tirage que je lui faisais au prix du cadre, émue par son histoire et heureuse, presque flattée qu’elle lui plaise tant. Au moment de se séparer, en plus d’un sourire immense, il m’a tendu la main gauche avec un petit mouvement d’épaule et un coup d’œil pudique pour l’extrémité de son bras droit, restée dans la poche de la veste.

Désolé, je vous tends la gauche, je sais bien que ça ne se fait pas, mais ma main droite est restée sur ce bateau, dans cette poulie-là, à bâbord derrière le treuil. La pêche, la mer et les bateaux, pour moi, c’est fini, alors votre photo, … ça me touche beaucoup, ça me fera un souvenir. Merci.

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4 réflexions sur « Le chantier de Blaise #1 »

    1. Nous allons donc nous suivre mutuellement ! Mais tu as déjà quelques longueurs d’avance

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